
Aurora travaille dans un entrepôt gigantesque pour un salaire ridicule. Résignée, pas fainéante, irrémédiablement coincée entre la nécessité vitale de bosser et l’abrutissement du travail. Elle traite mécaniquement les commandes notifiées sur sa douchette, sillonne d’un bon pas les allées de l’interminable labyrinthe bordé par les étagères où sont entreposés les articles, scanne des codes-barres, remplit son chariot, décharge son chariot, recommence, de jour comme de nuit. L’entrepôt regorge d’électroménager, de jouets pour enfants, d’outils de jardinage, de livres ou de sextoys. La douchette est programmée pour donner à l’employé l’emplacement exact de chaque bidule : quelle allée, quelle étagère, quel numéro… Optimiser les déplacements, collecter le plus rapidement possible le maximum d’articles, bref booster la productivité. Les employés sont de fait considérés comme des machines, à peine humaines, corvéables mais faillibles. Les patrons, les chef·fes et les sous-chef·fes ne connaissent évidemment pas leur nom, mais leur matricule (oui, comme dans un camp de travail ou dans le village du Prisonnier)… Mais puisqu’humanité il y a, l’entreprise compose avec ce paramètre : la carotte, le bâton – et lorsqu’Aurora est appelée dans un bureau pour se voir notifier qu’elle est l’« employée de la semaine », on la gratifie d’un laconique « Excellent travail » avant de lui montrer du doigt un carton rempli de barres chocolatées. En fait d’échange humain, d’encouragement, elle accède au rare privilège de choisir la friandise de son choix avant de retourner s’enchaîner à sa douchette…
On se souvient du formidable écho rencontré par L’Histoire de Souleymane, film impeccable de Boris Lojkine. Au jeune Malien sans-papiers exploité à Paris répond ici Aurora, préparatrice de commande portugaise pressurée à Édimbourg. Sans que jamais ne soient citées les multinationales qui s’enrichissent en précarisant les travailleurs, on reconnaît sans mal les Deliveroo ou UberEats dans le cas de Souleymane et un ersatz d’Amazon pour Aurora. On falling montre comme rarement au cinéma l’aliénation du travail et la violence infligée aux travailleurs par un système dérégulé à outrance, à aucun endroit défendable : ni socialement, ni écologiquement, ni même, in fine, économiquement (parce que, quand il n’y aura plus personne pour consommer toutes les merdes produites à bas coût qui transitent à flux tendu à travers le monde, de containers en entrepôts, ils auront l’air fin, les actionnaires d’Amazon). C’est une machine à broyer des humains réduits à un numéro d’identification, une douchette comme extension du bras et un chronomètre dans le cerveau. Aurora est une Sisyphe des temps modernes, comme tant de prolétaires qui s’usent en usine ou dans des entrepôts. Son rocher obsessionnel, son seul horizon, c’est l’écran. Quand ce n’est pas celui de la douchette qui guide ses journées de travail, c’est son téléphone, marqueur de son isolement d’émigrée mais aussi sa seule fenêtre entrouverte sur le monde. Elle a quitté son Portugal natal pour tenter de gagner un peu mieux sa vie mais la réalité économique a eu tôt fait de la mettre au pas : la fameuse douche(tte) écossaise. Elle survit au jour le jour, son salaire ne lui permettant qu’à peine de se nourrir et de payer le loyer d’une coloc de fortune qu’elle partage avec 6 ou 7 autres travailleurs immigrés. Comment rêver dans ces conditions d’utilité, a fortiori d’élévation sociale ?

Laura Carreira livre avec On falling un magnifique portrait de femme en forme de réquisitoire implacable contre un système aliénant, et met en lumière la réalité sociale crue de l’économie des GAFAM. Aurora n’a pas besoin de hurler pour que sa détresse nous parvienne. Il suffit de la voir scanner, courir dans les allées, recommencer. Comme Sisyphe, mais sans colline, sans rocher, et sans dieux pour la regarder.




Laisser un commentaire