58 ans après l’adaptation de Luchino Visconti, François Ozon, cinéaste français d’influence, s’est essayé à poser en images les mots d’Albert Camus de son roman éponyme au film L’Étranger. S’inscrivant dans le cycle de l’absurde qui complète celui de la révolte, qui façonne la pensée d’Albert Camus, L’Étranger en est le premier pilier. C’est également le plus connu, et l’un des livres français les plus lus au monde par la complexité profonde des thématiques abordées. Il questionne le sens de l’existence et de l’absurdité de la vie à travers l’aliénation du quotidien et du sentiment de solitude. Ce classique s’ouvre au moment où Meursault, un jeune homme vivant à Alger au milieu des années 30, vient de perdre sa mère. Ce dernier assiste aux funérailles sans montrer d’émotions et entame dès le lendemain une liaison avec Marie (Rebecca Marder), l’une de ses collègues. Mais Raymond Sintès (Pierre Lottin), son voisin, entraîne Meursault dans des situations troubles où son indifférence permanente l’entraînera à commettre l’irréparable lors d’une sortie sur les sables brûlants d’Alger… Le film en propose une interprétation fidèle du récit tout en y apportant un modernisme et une esthétique novatrice, offrant ainsi un regard plus neuf, ou différent du moins, sur cet indémodable chef-d’œuvre.

L’insensible, l’aveugle et le salaud : des personnalités contrastées

Meursault, le protagoniste, est un personnage qui parle autant qu’il exprime ses émotions, c’est-à-dire peu et surtout quand on le lui demande. Du drame à l’amour et de l’humour aux larmes, la vie le traverse sans l’atteindre, ne provoquant aucune émotion en lui. Veillée d’enterrement, falsification de témoignage, demande en mariage, il fait ce qu’on attend de lui sans broncher, sans s’y intéresser. Le sens, il n’en accorde à rien ni à personne, non pas par méchanceté, mais par un sincère désintérêt, aussi étrange soit-il. Benjamin Voisin, qui l’incarne, fait preuve d’une justesse spectaculaire, insuffle à son personnage toute la retenue étouffante qui le caractérise. Brillamment exécutée, l’avarice de mots et de réactions chez Meursault fascine par son silence, chamboule au moindre regard devenu tendre, bouleverse avec fracas quand soudain ses défenses cèdent.

Autre personnage d’importance – plus que dans l’œuvre initiale d’ailleurs – : Marie, la collègue de bureau devenue amante. Pleine d’amour et d’attention, elle s’attache rapidement et expose l’idée du mariage. Or, ni son amour, ni les conventions auxquelles elle tient ne sont réciproques : Meursault apprécie leur histoire sans lui donner de sens, une franchise qui la désarme mais à laquelle elle se conforme par amour. En représentante satirique de ses contemporains, Marie accepte tout par conformisme et intérêt, quitte à être dans le faux ou le déni. Même comportement chez Raymond Sintès, le voisin de Meursault, dont le sens de la vie tourne autour de ses intérêts et de la maison close qu’il tient. Ce dernier n’hésite pas à demander des services frauduleux au protagoniste endeuillé ou à battre Jamila, une femme qu’il exploite pour son commerce.

Il normalise sans se remettre en question sa cruauté, car à quoi bon vivre en homme bien si cela le prive d’une existence avantageuse ? Ces deux compagnons de route, dont le rapport au monde est égocentrique, façonnent la vie de Meursault selon leur dessein sans pour autant soumettre son esprit, libre des mœurs et des morales de la société. Le contraste entre le jeune homme et les autres n’en est que plus saisissant.

Nous ne faisons que passer, dans l’ombre et la lumière

Si la présence de couleur ne surprendrait personne, son absence, elle, questionne l’œuvre et lui ajoute une dimension de perspective supplémentaire impactant toutes les autres caractéristiques esthétiques. Le noir et blanc permet d’être immergé avec réalisme dans l’époque diégétique de 1938, mais plus important encore, d’être imprégné du récit lui-même. Alors, sous domination française, Alger possède une population et une culture binationale dont seuls les Français font la loi, au sens propre et figuré. À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, le quotidien est grisé par la violence des colons aveuglés de pouvoir qu’ils pensent légitime d’utiliser. Outre cette utopie désenchantée pouvant justifier ces couleurs achromatiques, c’est l’absence d’énergie vitale apparente chez le personnage qui peut en être la cause. Terne et d’une monotonie constante, Meursault semble désintéressé, étranger à la vie qui l’entoure. Plus que tout le reste, c’est son état d’esprit qui transforme sa vision du monde, et donc inévitablement la nôtre. Si telle est la manière dont il perçoit le monde, ajouter d’éclatants pigments est une coquetterie superflue et dissuade de chercher dans les couleurs diégétiques une symbolique, puisque ce sont les yeux indifférents de Meursault qui nous guident.


Toutefois, en plus de ces foisonnantes possibilités, l’une des raisons principales est avant tout financière. Des décors aux costumes, reconstituer l’Alger de la fin des années 30 avec crédibilité était impossible par manque de moyens. François Ozon a su alors adopter une vision plus économe, dont l’absence de tons pigmentés joue en la faveur du film plus qu’elle ne dessert son propos. Paradoxalement, c’est cette absence qui dote l’image de ses plus belles nuances, disséminées dans un geste, un regard, un mouvement.


Spoilers

Pris au piège dans un monde aux tons achromatiques, le jeune homme oscille entre ombre et lumière, entre de sombres lieux cloitrés et des espaces lumineux. Perdu entre les deux, Meursault semble trouver du réconfort dans le calme qu’offre la pénombre. Un répit en demi-teinte, car où qu’il aille, la lumière le suit partout. Émanant d’une ampoule, du soleil ou même d’un regard, le jeune homme ne cesse d’être ébloui, agressé par cette lueur exigeant son attention. La lumière, source du bien et de la vie, l’entraîne vers le mal alors qu’il ne veut qu’échapper à la vue de cette existence qui l’accable. La séquence où il tue un jeune homme arabe, car ébloui par le reflet du soleil sur le couteau de ce dernier, le plonge encore plus loin dans cette dualité présente cette fois-ci dans le cœur des hommes qui le jugent.

Copyright Carole Bethuel – FOZ – GAUMONT – FRANCE 2 CINEMA Stars Rebecca Marder , Benjamin Voisin Film L’Étranger

La Cour des mœurs, entre loi et politique

Coupable d’un meurtre envers un homme d’origine arabe, son procès s’enflamme à toute vitesse. La cour, face à l’attitude énigmatique du jeune homme, se penche plus en détail sur son cas et utilise comme point clé de son procès son absence de larmes lors de l’enterrement de sa mère. Bien que le meurtre lui soit reproché, son insensibilité est vue comme une anomalie, un argument valant à lui seul une condamnation. Tour à tour, les avocats de la défense l’accablent ou le victimisent, déforment les propos des témoins, entrent dans une joute verbale ironique dont le gagnant est celui qui déformera les faits à son avantage. Meursault, dans ces flots de mensonges, reste honnête, ne ment pas pour se protéger, ce qui ne fait que l’enliser encore plus.

Ce ridicule procès des mœurs n’est pas sans écho avec celui présent dans le film La Vérité (1960) de H. G. Clouzot. L’héroïne du film, jouée par Brigitte Bardot, à l’instar de Meursault, est intégrée dans la société tout en pensant à contre-courant. Également condamnée pour meurtre, les mœurs de la jeune femme et sa franchise n’auront cessé d’être critiquées et retournées contre elle. Plus que de tuer, sont finalement reprochés l’audace d’une différence assumée et d’une liberté qui s’affirme autrement. Des procès tournés en dérision par la théâtralité perverse des hommes de loi face à des coupables victimes de ne pas porter le masque sociétal. Meursault assiste stoïque et impuissant à la comédie tragique qui se déroule sous ses yeux, observant le véritable sens de sa présence être relégué au second plan. Un fait quasiment oublié, sauf de Jamila, la sœur de la victime, qui au cours d’une discussion avec Marie lui dit avec désarroi : « Il n’y en a que pour les larmes de votre Français, mon frère c’est un Arabe, tout le monde s’en fout. » Une réplique réelle et bouleversante qui confère au film une portée historique et politique forte.


Les rapports entre les Français, même natifs d’Alger, et la population locale arabe sont souvent houleux. Si le calme règne en ville, la tension se tend dangereusement quand des hommes comme Raymond Sintès abusent du statut de colonisateur qui est le leur. Le film rappelle sans lourdeur le contexte politique présent, celui d’une France qui s’est accordé des droits là où elle n’en avait pas. Du reste, contrairement au roman, la présence arabe n’est pas dissimulée ni anonymisée et, bien que l’origine arabe de la victime n’ait pas une visée raciste pour le protagoniste, elle trahit cependant celle des autres. Sans être un étendard de l’identité algérienne s’éloignant du propos initial, cette adaptation redonne à voir et à entendre une population mise de côté dans le paysage diégétique de Camus. Des noms sont donnés à la sœur de la victime et à ce dernier, un détail en soi mais qui offre un ensemble plus juste et contribue même à la froideur du personnage principal, indifférent face à une peine identifiée.

Être ou ne pas être, telle est la question sans réponse

À l’image du comportement de Meursault, le film est une œuvre de contemplation réflexive, philosophique et intérieure sur le sens de la vie. À travers le visage d’un individu ordinaire est dressé le portrait de l’existence humaine, d’une société en perte de sens et en quête de repères. À l’aube de la Seconde Guerre mondiale et avec la fin de l’âge colonial sur le déclin, un climat d’incertitude se mue dans les esprits. Chacun est à la recherche de réponses, d’explications : comprendre pour avancer, tel est le moteur de tous les individus autour du jeune homme. Le film questionne ces recherches parfois absurdes, remet en question l’utilité d’en obtenir les réponses plus encore que leur contenu. De larges plans d’ensemble en plongée ou contre-plongée sur les espaces naturels (mer, plage, ciel, terre…) nous donnent à voir la nature, ses vastes espaces vides et écrasants d’immensité. Parfois, dans ces milieux, se voit le passage de l’homme traçant son chemin, créant des routes pour combler le vide et le remplir de sens, quel qu’il soit.

La voix off de Meursault, qui s’éveille vers la moitié du film, les accompagne quelquefois, révèle par miettes le ressenti d’un personnage peut-être pas si insensible. Le film se distord ainsi entre sens et non-sens dès le début du film par une voix off anonyme et trompeuse. Une carte nous présente Alger dans le monde, et s’ensuit une vision aux images de carte dont le charme s’effrite lorsque la voix disparaît, devient lointaine, aussi trouble que les nouvelles images qui apparaissent. Une fois l’image sortie de sa torpeur, Meursault se montre, entouré de policiers, sortant d’une allée aveuglante d’une lumière presque divine. Or il ne s’agit pas d’un passage au paradis, mais d’une réalité qui le conduit en enfer, dans une cellule commune de prison.
Interrogé sur sa venue, les premiers mots que l’on entend de lui sont : « J’ai tué un Arabe. » Une phrase d’une violence percutante suivie d’un carton noir où s’inscrit le titre pendant plusieurs longues secondes. Sans rien savoir d’autre, le silence malaisant nous pousse dans l’incompréhension, le questionnement ; pour le spectateur, la quête de sens apparaît déjà. Le changement de la phrase d’introduction « J’ai tué un Arabe » au lieu de « Hier, maman est morte », qui ouvre le roman, rappelle l’événement le plus tragique de l’œuvre et annonce d’emblée la notion d’absurde.

Censé être le cœur du récit, ironiquement, c’est la phrase qui débute dans le roman, sans lien avec son crime, qui prend la plus grande ampleur dans le film.


Transposer le roman qu’est L’Étranger est un défi audacieux puisque c’est à travers l’intériorité d’un homme que le monde et ses futilités nous sont donnés à voir. Le poids des mots est doté d’un ressenti inimitable propre à l’écriture, mais qu’importe, puisque le film se concentre sur un autre aspect : celui de représenter le monde comme le voit Meursault, en spectateur. Cette attitude passive, entraînée dans le tumulte de la vie, ne cesse de nous surprendre, et l’une des dernières scènes, peu de temps avant son exécution, achève toute stupéfaction. Un homme d’Église entre dans sa cellule et l’interroge sur son refus de remettre entre les mains de l’Église le salut de son âme. Mais être athée ne semble pas une justification suffisante, et l’homme de foi tente de le convaincre d’une ultime pénitence. Or, l’indifférence du jeune homme pour la vie, la même pour la mort, l’amène à accepter son destin. Mais alors qu’il vit ses dernières heures, la ténacité du religieux le sort de ses gonds et il s’exprime avec une véhémence inédite. Plein de fureur, il libère ses ressentiments envers une société à laquelle il s’est conformé pour vivre (travailler, payer ses impôts…) mais qui ne tolère pas sa manière d’être. Une explosion démentant son insensibilité et remettant en question les notions de sens et d’absurde.


Suivant le destin des cigarettes qu’il consume sans arrêt, Meursault est enfin libre de laisser la vie lui échapper et attend de s’éteindre.
Dans notre époque tiraillée entre conformisme et différence, entre travail acharné (exposé dans le récent film On Falling) et loisirs superficiels, L’Étranger continue de faire sens.


Le film nous retient jusqu’à la fin et nous laisse avec la chanson du groupe « The Cure », Killing an Arab. Inspiré du roman d’Albert Camus, le morceau nous donne à écouter, après l’avoir vu, le grand drame de l’absurdité, aux échos résolument modernes.