Le chant du Loup nous plonge dans toute sa complexité, au cœur des abysses profonds de la géopolitique sous-marine. « Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts, et ceux qui sont en mer. » Ce sont sur ces mots d’Aristote, philosophe et stratège politique, que s’ouvre ce film de 2019, pensé et réalisé par Antoine Baudry. Sont suivies les aventures de Chanteraide l’Oreille d’Or d’un sous-marin nucléaire français dont les erreurs entraîneront tout l’équipage dans un engrenage dramatique. Un contexte de guerre froide contemporaine au bord d’un conflit nucléaire.

La communication sera plus que jamais la clé pour désamorcer les tensions. Aussi audacieux que brillant, cette œuvre révolutionne le genre du film de guerre par les facettes inattendues qu’elle présente. Si l’histoire se concentre autour d’un conflit vu et revu, celui des armes atomiques prêtes à ravager le monde, elle n’est pas pour autant un prétexte à l’exaltation patriotique ou à la romantisation du combat.

Présentée à travers des moyens médiatiques ordinaires comme la radio ou la télévision, la situation géopolitique actuelle y est simplement décrite. Plusieurs scènes à proximité de la base militaire montrent le quotidien des civils, tranquille, nullement bouleversé par un conflit à des milliers de kilomètres d’eux. La surface du monde est parfaitement stable, ordinaire à l’instar de la réalité. La tension est donc là où tout se joue, dans les coulisses du monde ou plus précisément dans ses profondeurs. La guerre plane au-dessus de tous, mais n’est palpable que pour quelques poignées d’hommes. L’univers de la marine militaire est en effervescence et traite sans haine et sans excitation joyeuse le problème qui se présente à eux. Loin d’exalter le sentiment patriotique et l’adrénaline des combats, le film n’a pas vocation à sublimer les dessous de la guerre, montrée avec réalisme, laissant le libre-arbitre émotionnel au spectateur. Le héros n’est d’ailleurs pas mis sur un pied d’estale. Le sous-marinier Chanteraide, bien qu’il soit incarné par François Civil, n’est qu’un homme ordinaire chargé de remplir son travail. Son rôle est central dans le récit, non pas parce qu’il est le personnage principal, mais, car il a des qualités morales et professionnelles qui justifient son influence.

Dans une guerre acoustique où le moindre son peut être le dernier, l’Oreille d’Or est le seul à sentir le danger, ce qui le rend d’une nécessité absolue. Dégagé de toute superficialité, le film traite avec une cohérence presque documentaire les remous de l’avant-guerre. Son originalité scénaristique et sa grâce esthétique en font un chef-d’œuvre qui n’a rien à envier aux blockbusters du même genre, toutes nationalités confondues. La beauté des images réside principalement dans le jeu des lumières rouges et bleues qui s’entremêlent et se séparent au gré du récit. Si les néons rouges ont pour effet la stabilité et l’efficacité de l’esprit sous pression, la couleur bleue, elle, n’a pas de réelle utilité pour les sous-mariniers. Sa présence interroge, divisant en contraste les visages dans les premiers instants à bord. Le bleu, s’il n’a pas d’effet connu, peut avoir une signification : celle du doute. Lors de la première mission sous-marine, Chanteraide frôle l’erreur fatale, hésitant entre deux choix, le visage tiraillé entre deux couleurs opposées. Plus tard, alors que l’équipage se divise en deux sous-marins, l’un est baigné de lumière rouge, l’autre de lumière bleue. Deux missions contradictoires sont lancées où le bleu sera encore un représentant indirect du faux et de l’ignorance.

Dans les rouages acérés de la géopolitique, les acteurs en première ligne du danger ont un impact considérable sur la suite des événements et sont confrontés à des choix cornéliens entre sentiment et devoir, entre procédure et morale. Hélas, quand il faut enfreindre les règles et que les élans du cœur sont moteurs des bonnes décisions, la procédure devient un piège mortel. La tension ne cesse de s’infiltrer en chacun, un ressenti palpable grâce au montage qui, sans se précipiter, offre un rythme haletant. L’image est au service du son, dont le moindre bruit, le moindre chant, peut bouleverser le récit à chaque instant et donner une nouvelle façon de percevoir l’action.

La rigidité du devoir n’étouffe pas moins l’intensité des émotions. À travers de subtils plans en contre-plongée, visages rapprochés ou gestion astucieuse des échelles de plan, nous ressentons les émotions des personnages. La caméra s’attarde quelques secondes sur un regard, une parole, et expose leur intériorité. Les sentiments infligés par leur décision, leur mental mis à nu qui ne peut qu’avoir notre compassion.

L’investissement de ces héros ne faillit pas ; ils se battent pour leurs camarades et leur quête du bien jusqu’au bout. C’est une œuvre aussi belle que triste qui rend le monde de l’armée plus humain. Les relations entre militaires sont fortes, les dirigeants ont une réelle estime et un certain paternalisme envers ceux qui sont sous leur responsabilité. La notion de sacrifice et de devoir est très présente, poussée à bout jusqu’à l’ultime sacrifice de l’amiral (Mathieu Kassovitz) qui donne sa vie à Chanteraide, qui lui-même paie le prix de sa vie par la perte de son ouïe. Le chant du loup s’est tut et le film se termine comme il a commencé sur un plan vertigineux de la mer qui, après nous avoir happés dans son intensité (le premier plan face à l’horizon se rapproche jusqu’à entrer dans l’eau), s’éloigne de la surface pour à nouveau retrouver le calme du paysage marin. Tout se termine sur cette poésie factice qui, sous sa beauté apparente, renferme à jamais dans ses entrailles cruelles le silencieux cri de « ceux qui sont en mer ».