Après avoir été conseillée par un ami de voir « Oslo, 31 août » (2011) – chose que je n’ai toujours pas faite -, je me suis naturellement intéressée au réalisateur Joachim Trier et, par facilité, je l’avoue, à sa dernière œuvre, sortie dans les cinémas français le 20 août dernier et qui a remporté le Grand Prix du Festival de Cannes de cette année.


« Valeur Sentimentale » nous met aux côtés de Nora, incarnée avec justesse par Renate Reinsve, comédienne de théâtre et de sa sœur, Agnès, interprétée par Inga Ibsdotter Lilleaas, qui ont grandi dans une maison héritée de leurs arrière-grands-parents et présentée presque comme un personnage à part entière, dont la fissure qui la traverse des fondations au premier étage est le « trait de personnalité ». Quand leur père, Gustav, joué par Stellan Skarsgård, ressurgit de nulle part après s’être éloigné des années durant des suites d’un divorce avec leur mère et propose à Nora d’être le personnage principal de son prochain film, un touchant récit au cœur des émotions commence.

Ne connaissant rien de Trier, je me suis alors plongée à l’aveugle dans ce film riche en développement visuel. Il y fait un travail vraiment minutieux et subtil des images qui sont montrées au spectateur, comme le montre la première scène qui se passe dans le présent – le montage étant parsemé de souvenirs-.

On y voit un parallèle avec la fissure de la maison familiale : Nora déchire sa robe. Elle est alors au même niveau que cet édifice, une structure toujours debout mais fragilisée, personnifiant cette dernière qu’il nous est décrite juste avant, au tout début du film. L’actrice est pleine de solitude, à travers les saisons et les environnements qu’elle occupe, et s’autorise à vivre des émotions essentiellement dans l’interprétation de ses personnages, à tel point que le premier moment où on la voit pleurer, c’est sur scène, dans un silence si lourd qu’il n’est rompu que par ses sanglots. Ce silence, c’est presque sa marque de fabrique, il est présent à chaque fois qu’on la voit ; entre-coupé de discussions ou d’autres bruits extérieurs, mais toujours là, si fort qu’on ressent sa solitude et le vide qui l’habitent à chaque instant.

 

Copyright Kasper TuxenStars Stellan Skarsgård, Renate ReinsveFilm Valeur sentimentale

 

Son père Gustav, quant à lui, est un cliché assez commun dans les familles décomposées : il est égocentrique, semble aspirer toute l’énergie des personnes qui l’entourent et est obsédé par l’attention dont le prive sa fille, voulant absolument la ramener à lui, aussi égoïste soit-ce. Il la veut dans le rôle principal de son film, une façon de lui demander de lui réduire, voire de faire disparaître la distance qu’il a lui- même imposée tout autant physiquement qu’émotionnellement. Il occupe un rôle de figure paternelle totalement perdue et qui pense toujours agir comme « il se doit », ne pensant jamais être en tort. On constate qu’il est loin de la réalité : il offre, parmi d’autres DVD, « Irréversible » (oui, oui, le film de Gaspard Noé, sorti en 2002) à son petit- fils pour ses neuf ans, chose qui amuse le reste de la famille, à défaut d’outrer profondément, sa maladresse semblant si habituelle qu’elle ne choque plus.

 

Le contraste entre les deux personnages est captivant, nous maintenant dans le malaise que Nora ressent à chaque fois qu’elle est en compagnie de son père ou qu’il lui est simplement mentionné. Son existence la force à imposer une distance émotionnelle qui laisse transparaître une grande souffrance, chose que son père semble ne pas comprendre, puisqu’il est clair que sa fille cadette, Agnès, n’a pas autant de ressentiment à son égard. Comprendre alors les émotions de Nora est, à mon sens, la moitié du sujet du film, l’autre étant de savoir si Gustav va (enfin) se remettre en question et admettre avoir privé cette dernière de l’affection dont elle avait besoin plus jeune.

 

À ce niveau, il n’y a rien à dire, le réalisateur et son équipe savent développer des personnalités qui tiennent la route, qu’on peut identifier facilement et auxquelles on peut s’identifier.

 

Mais, là où, découvrant le style du réalisateur, j’ai été perdue, c’est dans les coupures parfois abruptes des scènes qui en menaient à d’autres dans un cadre totalement différent et sans transition, chose qui m’a un peu moins convaincue, mais qui n’est pas désappréciable. Néanmoins, je ne peux que conseiller ce film qui saura au moins vous toucher par son exploration des relations parent-enfant(s) et de toutes les conséquences qu’une petite fissure peut avoir sur toute une structure.

 

Attention ! Ce qui va suivre spoile la fin du film

 

Quand je parlais des transitions peu subtiles d’une scène à une autre, celle de fin ne fait pas exception : on voit le père détruire la maison familiale et, par extension, de son enfance, en lui retirant ses attributs intérieurs. Des étagères fixées au mur, arrachées de leurs fixations, des carreaux dans la cuisine, décollés sans répit ; en bref, ce qui donne sa « personnalité » ou, plutôt ses « sentiments », au personnage qu’est la bâtisse, lui sont retirés, car désuets. Elle ne fonctionnait plus comme repère familial, après avoir été le plateau de tant de scènes improvisées, sincères et quotidiennes mais difficiles et, par force, appartenant au passé. Alors, après cet arc rédempteur, Nora est filmée par son père dans une nouvelle version de cette maison : neuve, moderne, débarrassée du poids des souvenirs et, à juste titre, puisque celle-ci est fictive ; elle est sa reproduction, un décor de plateau de tournage.