
Il y a une dizaine d’années, je découvrais le dernier Jim Jarmusch en date, au festival international du film de Toronto : Only Lovers Left Alive. Grand fan de Jarmush, de films de genre, et surtout de films de vampires à l’ancienne, je me régalais à l’avance à l’idée d’assister à la première de cette nouvelle œuvre du cinéaste indépendant américain…
Mais précisons d’emblée : Only Lovers Left Alive n’est pas un film de vampires. C’est une histoire d’amour absolu entre deux êtres immortels, Adam et Eve, unis depuis des siècles.
Le film commence par des plans spectaculaires mettant en parallèle un disque vinyle tournant sur une platine, et des plans en plongée totale d’Adam et Eve dans leurs environnements respectifs, ne suggérant la relation entre les deux que par la similitude entre les trois images, les présentant en une ronde accompagnée de musique mélancolique tout en révélant leurs environnements de vie respectifs. Les palettes de couleurs de ceux-ci sont annoncées, comme leurs personnalités qui se révéleront ensuite : sombre, aux couleurs chaudes, baignées de technologie désuète et de créativité nocturne et isolées pour Adam, plus éclairée, mais aussi plus froide avec des bleus omniprésents, et une atmosphère intellectuelle plus chaotique, plus littéraire pour Eve. Ces deux-là sont opposés, mais tellement semblables. Ils habitent chacun d’un côté de la planète. Adam se terre dans le Détroit quasi abandonné et ruiné des années 2010, métaphore parfaite pour décrire sa vie d’innovateur créatif, autrefois à la pointe de l’art, des sciences et du progrès, aujourd’hui abandonné, oublié et ignoré de la majorité. Eve hante le port bouillonnant de Tanger au Maroc, croisée des chemins de nombreux aventuriers et artistes. Les deux sont sophistiqués, intellectuels, beaux, et se sont adaptés au vingt et unième siècle, chacun à leur manière : lui s’est isolé du monde pour composer et enregistrer de la musique, elle évolue parmi les humains et passe son temps à consommer culture, littérature, peinture, et autres arts en compagnie de son ami de toujours, Christopher Marlowe, un autre vampire plus âgé, au passé chargé de légendes et tout aussi avide de subsistance intellectuelle.
Adam est déprimé. Après des siècles de vie au milieu des « zombies » (nous, les êtres humains, surnommés ainsi puisque depuis le point de vue des vampires, notre cycle de vie est si court que nous sommes, en fin de compte, des morts-vivants), et des années d’expérience fabuleuse auprès d’innombrables artistes, scientifiques et autres esprits brillants ayant fait progresser l’humanité, il n’en peut plus de les voir dorénavant s’autodétruire, fuir en avant dans la bêtise, tout en ruinant la planète. Il pense à en finir avec son existence, et commande même à son assistant/pourvoyeur humain une balle spéciale en bois pour passer à l’action. Eve réalise la situation et voyage autour du monde pour aller rejoindre son amant en espérant lui rendre sa joie de vivre. Ensemble, ils vont langoureusement visiter Détroit de nuit, et parler, s’aimer, dormir, et bien entendu boire du sang, mais pas comme l’on s’y attendrait. En effet, nous sommes au vingt et unième siècle, et les humains/zombies ont poussé l’art de la pollution et de l’autodestruction, physique et morale, à l’extrême. Outre le fait qu’ils ne respectent de moins en moins l’art et la beauté extérieure, ils ont également, pour la plupart, contaminé leur sang avec les innombrables produits chimiques ingérés, respirés, etc. au point que les vampires ne peuvent plus le consommer sans prendre d’énormes risques pour leur propre santé, et doivent trouver des solutions créatives pour se procurer de la substance purifiée, tellement purifiée qu’elle en devient une drogue.
Mais jusqu’ici, tout va bien, nos deux vampires hipsters se la coulent douce, et nous les suivons, comme un cousin pauvre fasciné par la coolitude extrême dégagée par le couple. Leurs discussions font état de leurs souvenirs d’une humanité passée, curieuse, innovante, respectueuse, émerveillée par l’art, les sciences, l’intelligence et l’imagination, et les possibilités infinies offertes par le mélange des deux. Eve demande encore et encore à Adam de lui raconter ses rencontres avec les esprits brillants du passé, ou de lui réciter les théories scientifiques géniales émises par les génies scientifiques d’antan, comme des berceuses ou comptines qui les font sourire tous les deux, et le font, pour un temps, sortir de sa coquille dépressive. Comment ne pas être fasciné, et désirer devenir comme eux ?
Bien évidemment, cette idylle parfaite ne va pas durer et le grain de sable arrive sous la forme d’Ava, la petite sœur incontrôlable d’Eve, qui insuffle une bonne dose de chaos hilarante au milieu du film. Car bien évidemment, si nous avions oublié de le mentionner jusqu’ici, nous assistions à un film de Jarmusch, et donc, une comédie. Noire, certes, mais toujours une comédie, dont le plan de fin souligne la cyclicité de l’existence évoquée par les spirales du début, et la nécessité hypocrite d’avoir parfois à revenir à la base des choses pour survivre, même chez les ultras hipsters super cools et archi sophistiqués.

Alors, la quintessence du film gothique, pourquoi ?
Tout d’abord, et c’est important, le film est l’anti Twilight par excellence. Adam et Eve vivent dans l’idéal des introspections, la panacée du cool, l’Eden noir et mélancolique des goths.
Ensuite, le film présente évidemment absolument tous les éléments requis, non seulement pour pouvoir être désigné comme une œuvre contemporaine gothique, mais en plus pour en faire un des chefs-d’œuvres du genre : une musique sombre et envoûtante, des personnages surnaturels, énigmatiques, baignant dans l’art, la culture, la dépression, le romantisme, une ambiance générale très sombre, nocturne et mélancolique, emplie de nostalgie bienveillante, l’amour fou éternel, et les spectres omniprésents de l’addiction et de la torture mentale auto infligée. La direction photo est extraordinaire, rappelant la noirceur de Blade Runner ou Seven. La direction artistique et la musique, composée et interprétée par Sqürl, le groupe de Jim Jarmusch, sont hypnotisants à souhait. Pas de vampires scintillants au soleil ici, pas d’exposition condescendante et de tentative de réinvention du mythe pour adolescents en mal de reconnaissance et de validation, non, juste des sentiments crus, écorchés et amplifiés par des centaines d’années d’expérience, menée à un rythme lent, aussi lent que le feraient des individus ayant vécu aussi longtemps, et avec l’éternité devant eux. Le spectateur sera aussi probablement surpris que le film n’ait pas vraiment d’histoire, de but avoué, autre que celui de suivre les personnages principaux dans leur vie quotidienne. Pas d’aventures extravagantes, juste une sorte de téléréalité, de fenêtre sur la vie d’êtres quand même plus intéressants, et surtout cent fois plus cools que Jean-Edouard ou Loana.
Parlons d’ailleurs du casting du film, avec Tilda Swinton, que l’on ne présente plus, dans le rôle d’Eve, et Tom Hiddleston incarnant le sombre et dépressif Adam. Au premier regard, les deux se révèlent comme des choix idéaux pour ces personnages, leur peau blanche, leurs grands yeux à l’air constamment émerveillé, leur physique fin et athlétique, mais ce qui en fait le choix ultime, c’est l’alchimie qui se dégage immédiatement de leurs interactions à l’écran. Certains chercheront des similitudes avec des classiques de la littérature vampirique, comme les Lestat et Louis d’Anne Rice par exemple, et si on peut trouver des rapprochements de situations, les personnages ici sont bien différents, même si Christopher Marlowe (John Hurt) et Ava (Mia Wasikowska) font parfois penser à Armand ou Claudia. Ce mélange de stars jouant à profil bas, et d’acteurs devenus beaucoup plus célèbres depuis, comme Jeffrey Wright ou le tristement défunt Anton Yelchin contribue également au sentiment jouissif qui suit un visionnage du film en 2025, similaire au « je les connaissais avant » que l’on pourrait avoir quand notre groupe de rock indépendant favori devient mainstream. Le casting de Swinton et Hiddleston, loin des grandes stars de Hollywood aux dents blanches et au physique acheté à la chirurgie esthétique, est parfait dans leur naturel, leur coolitude, leur avant-gardisme obsolète, désuet mais tellement Hipster, surtout en 2013. Il n’y a aucun doute dès qu’on les voit, ce sont bien des vampires multi-centenaires, avec qui on ne peut qu’avoir envie de passer du temps, à l’instar des « zombies » tentant sans relâche d’attraper un aperçu rapide d’Adam à sa fenêtre, ou même de le faire sortir de chez lui pour une seconde de gloire sur un Instagram naissant. Ah! Les ultra-fans bouffons…

Jarmush dresse un portrait de l’humanité en 2013, vu et commenté par des êtres supérieurs, au spectre d’analyse bien plus vaste que celui des pauvres mortels que nous sommes, et le résultat est édifiant : nous, les mortels, les zombies, avons réussi à déprimer un vampire.
Y a-t’il plus gothique que ça ?
Laisser un commentaire